CHAPITRE XIV

Un coup de coude me réveilla si vite que je m’assis d’un bond et me cognai la tête contre une des roches. Dans le tourbillon d’étoiles qu’était devenu mon cerveau, je vis un homme accroupi et penché sur moi. Il tenait un fusil et, bien que le canon fût tourné vers moi, je n’avais pas l’impression qu’il me visait vraiment. Sans doute s’était-il servi, non de son coude, mais de son fusil pour me réveiller.

Il portait un calot qui ne lui allait pas très bien parce qu’il n’avait plus vu de coiffeur depuis un certain temps et sa tunique aux boutons de cuivre était d’un bleu passé.

— C’est le comble, me dit-il d’une voix aimable, ça surprend toujours de voir comme il y a des gens qui tombent endormis n’importe où et n’importe quand.

Il tourna la tête et cracha un splendide jet de jus de chique sur une des roches.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.

— Les rebelles amènent leurs canons, dit-il. Ça fait toute la matinée qu’ils se décarcassent. Doivent bien en avoir mille, sur la colline, de l’autre côté. Alignés essieu contre essieu.

Je hochai négativement la tête.

— Pas mille. Deux cents serait plus exact.

— P’t’ête ben qu’t’as raison. M’est avis que ces foutus rebelles n’ont jamais eu mille canons.

— Ça doit être Gettysburg, dis-je.

— Bien sûr que c’est Gettysburg, répliqua-t-il, outré. Viens pas me dire que t’es pas au courant. Pas moyen d’être ici plus d’une heure sans savoir où on se trouve. Ça n’a pas mal chauffé ici, mon vieux, c’est moi qui te le dis et si je me trompe pas, nous autres on va en prendre sur le coin de la gueule dans pas longtemps.

C’était Gettysburg, bien sûr. Ce devait être Gettysburg. J’avais éprouvé, je m’en souvenais maintenant, une impression fugitive de déjà vu quand je m’étais retrouvé à la futaie la veille au soir – hier soir, me disais-je ; était-ce vraiment hier soir ou un siècle avant hier soir ? Dans ce monde-ci, le temps avait-il aussi peu de sens que tout le reste ?

M’abritant derrière les roches, sur mon lit de feuilles, j’essayai de retrouver mon chemin dans la bousculade des événements. Hier soir, une futaie et un amas de roches et aujourd’hui, Gettysburg !

Je sortis en rampant de l’abri des roches, mais restai accroupi pour faire face à l’homme qui m’avait réveillé.

Il fit passer sa chique d’une joue à l’autre et m’examina soigneusement.

— T’es de quelle unité ? demanda-t-il, des soupçons plein la voix. Je n’ai jamais vu personne avec une tenue pareille.

Si j’avais été un peu plus en forme, peut-être aurais-je trouvé une réponse, mais mon esprit était toujours embrumé de sommeil et j’avais toujours mal au crâne après le choc sur la roche. Et me réveiller à Gettysburg ne contribuait pas à me remettre d’aplomb. Je savais que j’aurais dû répondre, mais je ne trouvais aucune réponse, aussi je me contentai de hocher la tête.

Au sommet de la pente, au-dessus de moi, les canons étaient rangés en ligne de bataille, les canonniers à leur poste, debout droits et raides, le regard pointé par-delà cette dépression marécageuse au bas de la colline. Un officier se dressait sur ses étriers et son cheval caracolait nerveusement, tandis que sur la pente devant l’artillerie, les fantassins étaient vautrés dans toutes les positions du tireur couché, en une longue ligne brisée, certains postés derrière des barricades de différents modèles, d’autres à plat ventre, d’autres encore très détendus, mais tous le regard pointé par-delà cette dépression marécageuse au bas de la colline.

— J’aime pas ça, dit le soldat qui m’avait découvert. J’dirais même que ça sent mauvais. Si t’es de la ville, t’as rien à foutre ici.

De très loin, vint une détonation lourde, sonore mais assez étouffée. À ce bruit, je me mis debout et regardai par-delà la dépression marécageuse et je vis, à la lisière de la forêt, sur la crête opposée, un peu de fumée que le vent emportait. Plus loin, sur la ligne des arbres, il y eut un éclair brusque, comme si quelqu’un avait ouvert la porte d’un poêle porté au rouge et l’avait refermée tout aussitôt.

— Planque-toi ! me hurla le soldat. Planque-toi, sacré imbécile…

Le reste de sa phrase fut effacé par un fracas de jugement dernier, quelque part juste derrière moi.

Je vis que le soldat était couché à plat ventre et tous les autres aussi. Je me jetai en avant, m’étalai comme une masse. Un autre fracas éclata sur ma gauche et alors, je vis rougeoyer de nombreuses portes de poêle qui s’ouvraient tout le long de la crête opposée. Au-dessus de nous et devant la petite butte sur laquelle j’étais couché, éclatèrent en sifflant des objets qui volaient à grande vitesse. Et puis, sur la crête derrière moi, le monde entier explosa tout à coup.

Et l’explosion n’en finissait pas.

Mon corps sentait le sol même se cabrer sous la canonnade. L’air éclatait comme un coup de tonnerre et ça devenait insupportable. Des bancs de fumée dérivaient au-dessus du sol qui ondulait toujours et des vrombissements, des sifflements faisaient une sorte de contrepoint aux détonations des obus. Avec cette extrême clarté d’esprit qui vous vient quelquefois lorsque vous êtes raide de frousse, je compris que ces sifflements provenaient de morceaux de métal ricochant sur la crête derrière moi et arrosant la pente.

Le visage toujours pressé sur le sol, je me tordis le cou pour jeter un regard en arrière, vers la crête. J’eus la surprise de découvrir qu’il n’y avait pas vraiment grand-chose à voir – certainement moins que ce que je m’attendais à voir. Un banc de fumée pesante obscurcissait toute la crête, suspendu à trois pieds à peine du sol. Sous la fumée, je voyais les jambes des artilleurs qui s’activaient frénétiquement à servir leur batterie et j’avais l’impression de voir des demi-hommes manœuvrer une batterie de demi-canons. À peine plus de la moitié des affûts était visible, le reste obscurci par une fumée âcre et jaunâtre.

De cette fumée jaunâtre, les flammes des départs jaillirent comme autant de fers de lance lorsque les canons à demi cachés lancèrent leur tir de contrebatterie pointé au-delà du marécage. Chaque fois qu’un canon éructait sa flamme, je sentais un furieux éclair de chaleur balayer l’air au-dessus de moi, mais le plus étrange, c’est que l’aboiement de ces canons tirant juste au-dessus de ma tête était si bien étouffé par le fracas du barrage qui balayait la crête qu’au son, on aurait cru que ces pièces se trouvaient à quelque distance.

Dans le banc de fumée et au-dessus du banc de fumée, les obus éclataient, mais les éclatements estompés par la fumée apparaissaient, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, non comme des éclairs éblouissants, mais comme des giclées de flammes vacillantes, un jet de flammes intermittent qui crachotait tout au long de la crête comme une mauvaise enseigne au néon. Une énorme explosion lança dans la fumée une flèche d’un rouge violent et un volcan de fumée noire jaillit du banc de fumée jaunâtre. Un des obus venait de trouver un caisson.

Je me recroquevillai plus étroitement contre le sol et m’efforçai de m’y enfoncer, de me faire si lourd que le poids de mon corps y creuse un sillon protecteur. Et alors, au plus désespéré de mes efforts, je me souvins que je me trouvais probablement à l’un des endroits les plus sûrs de toute la Crête du Cimetière, car ce jour-là, plus d’un siècle auparavant, les artilleurs confédérés avaient visé un peu haut, de sorte que le plus gros du barrage était tombé non sur la crête elle-même, mais sur la contre-pente.

D’une nouvelle torsion du cou, je ramenai ma tête dans sa position initiale et je pointai le regard, par-delà le marécage, sur la Crête du Séminaire où un autre nuage de fumée bouillonnait plus haut que le sommet des arbres, tandis qu’à la base de ce nuage couraient de petites lueurs successives, marquant la gueule des canons confédérés. J’avais dit deux cents au soldat qui m’avait réveillé et, maintenant, je me souvenais que c’était cent quatre-vingts et que sur la crête, derrière moi, il y en avait quatre-vingts autres tirant en contre-batterie – approximativement quatre-vingts disaient les livres. Et je savais maintenant qu’il devait être un peu plus d’une heure de l’après-midi, car la canonnade avait commencé vers cette heure-là et s’était poursuivie pendant deux heures environ.

Là, quelque part de l’autre côté, le général Lee, bien en selle sur Traveller, observait les opérations. Là, quelque part de l’autre côté, Longstreet s’asseyait tristement sur les planches grossières d’une clôture pour remâcher sa conviction que la charge qu’il devait ordonner serait certainement un échec. Car ce genre de charge, se disait-il, c’était la façon yankee de faire la guerre et la meilleure tactique pour le Sud était depuis toujours de se cantonner dans une défense opiniâtre, d’amener par ruse les forces de l’Union à prendre l’offensive puis de tenir pied à pied et les grignoter petit à petit.

Mais je me rendis compte qu’il y avait une faille dans mon raisonnement. Ni Lee ni Longstreet n’étaient là, sur cette autre crête. La bataille qui s’était livrée sur ce terrain datait de plus d’un siècle et n’allait pas se livrer à nouveau. Et cette représentation dont les éléments se mettaient en place sous mes yeux ne serait pas une reprise de la bataille telle qu’elle s’était livrée en réalité, mais une pièce fondée sur la tradition de la bataille, sur la manière dont les générations ultérieures se l’étaient imaginée.

Un éclat de fer déchira le gazon juste devant moi. Je tendis une main prudente pour le toucher, mais la ramenai d’un geste brusque, car le fer était brûlant. Et ce bout de fer, j’en étais intimement persuadé, aurait pu me tuer pour de bon, aussi facilement que dans une vraie bataille.

Loin sur ma droite se trouvait le petit boqueteau où la pointe de la charge confédérée s’était brisée avant de refluer sur la pente. Derrière moi, également sur ma droite mais cachées maintenant par la fumée de l’artillerie, s’ouvraient les grandes grilles du cimetière. Le paysage avait, j’en étais sûr, l’aspect qu’il devait avoir ce jour-là, plus d’un siècle auparavant, et cette évocation de la bataille respecterait l’ordre chronologique, pour autant qu’on pût le connaître, suivrait à la lettre les évolutions connues de chaque régiment et de chaque unité militaire de moindre importance. Ce serait une mise en scène parfaite, mais beaucoup de choses allaient se perdre, tous les petits détails que les générations ultérieures ignoraient ou commentaient abondamment pour masquer une ignorance réelle – tout ce que les tables rondes sur la guerre de Sécession, réunies pour leur dîner-débat mensuel, tenaient pour certitude ou hypothèse solide, tout cela se jouerait ici, mais l’on ne trouverait pas ici les choses qu’aucun homme ne pouvait connaître sans avoir vécu la véritable bataille.

L’enfer éclatait toujours de partout, sans une seconde d’accalmie – les hurlements du métal et le martèlement, l’écrasement et la poussière, la fumée et les flammes. Je m’accrochais au sol qui semblait onduler sans cesse sous mon corps. J’étais complètement assourdi et, après quelque temps, ce fut comme si je n’avais jamais entendu aucun son et comme si je n’allais plus jamais pouvoir en entendre, comme si le sens de l’ouïe était un pur produit de mon imagination.

À ma gauche et à ma droite, loin devant moi, les tuniques bleues tentaient aussi de rentrer dans le sol, s’aplatissaient derrière des roches, se blottissaient contre des tas de piquets de clôture, se recroquevillaient derrière des murets de pierre et dans des trous de fantassins hâtivement creusés et beaucoup trop peu profonds ; ils se recroquevillaient la tête baissée, le poing serré sur des fusils pointés contre la colline d’où crachait le canon des conférés, attendant la minute où le canon allait se taire et où la longue ligne de soldats, marchant comme à la parade, allait piétiner le petit marécage puis grimper à l’assaut de la colline.

Depuis quand est-ce que ça dure ? me demandai-je. J’amenai mon poignet devant mes yeux : il était onze heures trente et c’était faux, bien sûr, car la canonnade n’avait pas commencé avant une heure de l’après-midi, et probablement même quelques minutes plus tard. C’était la première fois que je pensais à consulter ma montre depuis que le Diable m’avait parachuté dans ce pays dément, et je n’avais aucun moyen de savoir comment l’heure d’ici se situait par rapport à l’heure terrestre ou même s’il existait ici quelque chose qui pût se rapprocher de la notion de temps.

Je posai pour acquis qu’il ne s’était pas écoulé plus de vingt ou trente minutes depuis le début de la canonnade – cela m’avait semblé beaucoup plus long, mais cette impression était bien naturelle. En tout cas, j’étais certain d’avoir encore longtemps à patienter avant que les canons ne cessent le feu. Alors, j’essayai d’en prendre mon parti, en m’assurant que je présentais la plus petite cible possible. Ayant décidé que la patience était la seule solution, je me mis à m’inquiéter de ce que j’allais faire quand la canonnade prendrait fin et quand la ligne confédérée se jetterait sur cette dernière crête, les étendards rouges battant au vent et le soleil allumant les sabres et les baïonnettes. Qu’allais-je faire, me demandai-je, si un Sudiste me tombait dessus, baïonnette braquée ? M’enfuir, bien sûr, s’il y avait un endroit où m’enfuir – mais il y aurait probablement beaucoup d’autres fuyards et, plus que probablement, des officiers et des soldats en tunique bleue postés derrière la crête et peu enclins à sympathiser avec tout ce qui prenait ses jambes à son cou face à l’ennemi. Quant à essayer de me défendre, il n’en était pas question, même si je pouvais mettre la main sur un fusil, car ces fusils défiaient l’imagination : c’était à ne plus s’y retrouver et personne ne m’avait mis au courant du mode d’emploi. Tous semblaient se charger par le canon et c’était un genre d’armes dont je connaissais moins que rien.

Le brouillard de la bataille s’épaississait, effaçant le soleil. Le vent poussait des traînées de fumée dans le marécage et une couche compacte de fumée flottait un rien au-dessus de la tête des hommes aplatis sur la pente, devant la crête où les batteries de l’Union vomissaient leur mitraille. Je regardais vers le bas de la colline et j’avais l’impression que mon regard prenait en enfilade un étroit corridor bordé de deux rideaux mouvants, d’un gris très sale.

Loin sur la pente, quelque chose bougeait – ce n’était pas un être humain, c’était plus petit qu’un humain. Un petit chien, pensai-je, un petit chien pris entre les lignes adverses, mais l’animal avait le pelage trop brun et trop fourni et ne ressemblait pas tout à fait à un chien. Plutôt à une marmotte. Et je lui dis : « Petite marmotte, si j’étais toi, je filerais à toutes pattes dans mon terrier et j’y resterais un bout de temps. » Je ne crois pas avoir parlé vraiment à la marmotte bien que, dans le cas contraire, cela n’aurait fait aucune différence, car personne ne m’aurait entendu et surtout pas cette foutue marmotte.

Elle restait assise au même endroit. Après quelques secondes, elle se mit à gravir la pente dans ma direction, se frayant à grand-peine un chemin dans l’herbe haute.

Un tourbillon de fumée me tomba devant les yeux, effaçant la marmotte. Dans mon dos, la batterie tirait toujours et les canons faisaient un triste « pouf pouf » au lieu de donner de la voix, leur aboiement coutumier perdu dans le maelström de hurlements et de détonations, l’avalanche de métal meurtrier qui roulait du ciel. Parfois, des fragments de métal crépitaient sur le sol comme la pluie sur une vitre, comme de grosses gouttes de pluie tombant du nuage de fumée et parfois aussi, un éclat plus gros que les autres traçait un sillon dans l’herbe, arrachant et jetant bien haut de petits crachats de gazon. Le vent dissipa le tourbillon de fumée. La marmotte était beaucoup plus près maintenant et je m’aperçus que ce n’était pas une marmotte. Comment avais-je pu ne pas reconnaître aussitôt le chaume pointu de la chevelure et les oreilles en manches de cruche, je ne me l’expliquerai jamais. Même de loin, j’aurais dû me rendre compte que l’Arbitre n’était ni un chien ni une marmotte.

Mais maintenant, je le voyais bien : il me fixait droit dans les yeux, d’un regard d’insolent défi, agressif comme un jeune coq et, sous mes yeux, il leva une de ses mains aux doigts épatés et me fit un grand pied de nez.

J’aurais dû avoir plus de présence d’esprit. J’aurais dû le laisser aller. Je n’aurais pas dû faire attention. Mais le voir là, debout, bien planté sur ses jambes arquées comme un coq sur ses ergots et me faisant un pied de nez, c’était plus que je n’en pouvais subir.

Sans réfléchir, je me jetai en avant. Puis, je n’avais pas fait deux pas sur la pente, je ne sais ce qui m’a frappé, mais quelque chose m’a frappé très fort. Je ne me souviens plus trop bien – juste quelques bribes de souvenirs. Un morceau de fer chauffé à blanc qui m’éraflait le crâne, un vertige soudain, la sensation de tomber sur la pente, de tomber très vite. Et voilà tout.